[Thalyaar - Danais] Dernières nouvelles - ft. Thalyaar

Thalyaar se hissa hors du bunker, faisant jouer ses biceps pour se hisser sur le rebord poussiéreux et coupant de la trappe. Des années passées à marcher, escalader et grimper lui avaient forgé un corps svelte et athlétique. La jeune femme sortit ses jambes de la bouche béante dans le sol, puis tira une plaque pour le refermer, avant de le cacher par des broussailles. Il s'agissait bien entendu de préserver son gagne-pain ; il ne s'agirait pas que des pillards le découvrent ou, pire, que des personnes s'y installent. Car oui, Thalyaar ne se considérait pas comme une pillarde. Certes, elle récupérait des objets anciens, prélevés dans leur environnement naturel, et les vendait, mais c'était pour les conserver. Pour qu'ils passent à la postérité, et non qu'ils restent à moisir dans des endroits sombres et reculés. Elle leur redonnait une lumière, leur accordait une importance depuis longtemps perdue. Elle était le premier regard qui se posait sur eux depuis des centaines d'années, un regard qui leur redonnait vie. Elle était toujours désolée d'en laisser certains derrière elle, et encore plus d'en découvrir certains prometteurs à moitié détruits par les moisissures. Son travail était une passion autant qu'un crève-cœur.

La jeune femme récupéra son sac et s'orienta rapidement dans les bois. Elle était de retour en Sengoli, après plusieurs mois passés à vagabonder dans les clans. Plus précisément, elle était dans les territoires aux alentours de Saniva. Thalyaar repoussa ses cheveux fraîchement coupés qui lui tombaient sur le front, et souffla de contentement et d'épuisement. Elle avait passé une bonne journée, à découvrir et s'émerveiller. Le poids de son sac sur son épaule la réconfortait grandement ; seulement deux livres, mais une bonne vingtaine de bricoles et autres babioles le remplissait et cliquetait à ses pas. Ce bruit, aujourd'hui, elle en était heureuse, et non pas agacée. Thalyaar ferma les yeux, et profita un instant de ce début de soirée. Il faisait frais, mais les oiseaux chantaient et leurs mélodies enchantaient ses oreilles. La jeune femme rouvrit bien vite les yeux, histoire d'éviter de se prendre un arbre et de faire redescendre très vite et très bas sa bonne humeur, et atteignit le sentier qu'elle visait. Elle le suivit aussitôt, prenant la direction de Saniva sans hésiter. Thalyaar se considérait native de ces terres. Elle avait beau avoir vu le jour pour la première fois dans un petit village de montagne, son abandon précoce l'avait conduit à se considérer comme fille de Sengoli plutôt que comme fille de Sengolis. Thalyaar était l'enfant de ces terres, celle qui foulait sa mère à pied tous les jours. Alors évidemment, elle en connaissait tous les chemins et raccourcis, et ce par cœur. Elle savait parfaitement où elle allait, et ne pouvait jamais se perdre sur les terres Sengolis.

De retour à Saniva, la jeune femme entra dans l'auberge qu'elle avait gracieusement élue comme digne de son auguste personne pour la durée de son séjour, et remonta dans sa chambre près d'une heure, pour y déposer ses affaires et y consigner ses découvertes et pensées de la journée. Petit rituel quotidien que de mettre en mot ses rêves et ses aspirations. Thalyaar redescendit pour le repas, alors qu'il commençait à y avoir un peu de monde, après s'être décrassé le visage et le cou. La terre, la poussière, et même des cendres – allez savoir – les avaient maculés sans qu'elle ne s'en rende compte. Ajoutez à cela la sueur, et ça lui faisait un camouflage très pratique. Thalyaar se préoccupait peu de son apparence : à vrai dire, paraître sale l'avantageait souvent pour tenir à l'écart ses congénères humains. Mais pas ce soir. Ce soir, elle était d'humeur aguicheuse...

Thalyaar commanda son repas du soir, ragoût, pain et jus de baies, et, sa commande passée et récupérée, alla se placer dans une alcôve discrète, d'où elle pouvait voir toute la salle, tout en restant isolée. Rester dans l'ombre, prendre un air renfrogné, et peu de personnes oseraient s'approcher d'elle. C'était devenu un réflexe, maintenant. Même dans ce type de soirs où elle ne dirait pas non à un peu de compagnie. De temps en temps, Thalyaar avait besoin de contact humain, la plupart du temps pour lui rappeler pourquoi elle n'aimait pas passer du temps avec ses pairs. « Bonsoir, je suis seule pour mon repas. Puis-je me joindre à votre table ? » Thalyaar, qui sans s'en rendre compte avait baissé le nez sur son plat, releva la tête avec surprise, pour trouver face à elle une femme, assez grande et musclée. Certes, Thalyaar n'était pas très grande, et encore moins très musclée, mais elle n'était pas non plus rachitique. Et cette femme était plus grande et plus musclée qu'elle, mais avec un visage presque... enfantin. Il lui semblait très pur, très innocent, comparé à sa carrure. Thalyaar se rappela enfin qu'il lui était possible de mouvoir ses propres traits, et esquissa un sourire, invitant d'un geste vague la femme à prendre place : « Bien sûr. Il y a de la place pour deux. » Thalyaar ne s'embarrassait jamais de prendre des gants ; elle était plutôt de ces personnes qui rentraient dans le vif du sujet. Souvent, ses piques insidieuses lui attiraient des problèmes ; il serait bienvenu d'essayer de les contenir pour ce soir... Bienvenu, mais pas assuré.

A peine assise, et la nouvelle arrivante commence un véritable interrogatoire. Une avalanche de questions tombe alors sur Thalyaar, et martèle son crâne. « Je m’appelle Danais, je suis originaire du clan Sengoli. Et vous ? Comment vous appelez-vous ? Etes-vous de la région ou vous êtes ici en déplacement ? […] Je suis forgeronne ici, si jamais vous avez besoin d’entretenir des outils, des fers à cheval ou des armes, n’hésitez pas à venir me voir, la boutique où je travaille n’est pas très loin de cette taverne.
Et sinon, comment occupez-vous vos journées si cela n’est pas indiscret ? » Thalyaar, interdite, presque assommée, mit un peu de temps avant de relever la tête de son plat. Quelle idée avait-elle eu d'accepter de la compagnie ? Remarque, c'était dans l'ordre des choses : elle faisait un pas en avant vers un de ses congénères humains, et douze pas en arrière – minimum – dès qu'il, elle en l'occurrence, se montrait... comme ses autres congénères humains : embarrassant, gênant, intrusif dans le meilleur des cas. Malpoli et rustre dans le pire. Thalyaar fixa ses yeux brun clair sur la dénommée Danais, et se laissa aller à sa verve habituelle : « Je suis Sengoli et je déteste cet interrogatoire. Un peu de respect pour vos compatriotes épuisés, merci. » Le merci était peut-être de trop. Ou peut-être était-ce la juste dose de cynisme créateur de culpabilité qu'il fallait.

Les yeux plissés, Thalyaar affronta du regard Danais. Les poils de sa nuque se hérissaient déjà d'avance, et elle voyait un espion en tout le monde. Elle n'aimait pas ses congénères, mais c'était très rare que ça tourne en paranoïa. La fatigue, les courbatures et les questions qui tambourinaient dans son crâne n'aidaient en rien. Pour une fois qu'elle faisait l'effort de se montrer agréable, pourquoi fallait-il qu'elle tombe sur une pipelette qui voulait tout savoir ? Sérieusement, elle ne pouvait pas avoir une conversation à peu près normale une fois dans sa vie ? Ou alors c'était un signe, qu'elle ne devait pas s'acharner et vivre recluse, n'affronter la populace que le temps de régler ses affaires. Néanmoins, elle devait avouer que le passage par la ville était une obligation : sans cela, comment pourrait-elle se plaindre de ses congénères ? Thalyaar finit par reporter son attention sur son plat, subitement froide et détachée. Si Danais souhaitait poursuivre la conversation, il lui faudrait du courage et susciter son intérêt. En un instant, Thalyaar avait oublié toutes ses bonnes volontés. Et elle n'était pas prête à sortir de derrière son rempart de cynisme dédaigneux.

« Veuillez m’excuser, je ne voulais pas me montrer impolie, je cherchais juste à faire la conversation. » Thalyaar releva les yeux vers son interlocutrice, et l'observa boire une gorgée de bière. « Nous pouvons aborder un sujet de votre choix si vous ne souhaitez pas parler de vous ou simplement manger en silence si vous préférez. » La jeune femme ne put s'empêcher de lever un sourcil sarcastique. Néanmoins, elle devait reconnaître que pour le courage, c'était fait. Après une telle acidité, la plupart des gens seraient partis voir ailleurs, ou l'auraient insultée en réponse. Là, au contraire, Danais se calma, fut polie, et lui laissa le choix. Intelligente, en plus de ça ; ne pas provoquer de bagarre, et avoir ce qu'elle voulait dans le même temps. Cette rencontre promettait d'être intéressante. Thalyaar continua de l'observer, tandis que Danais s'était mise à manger, en silence. Elle mourrait d'envie d'avoir la réponse à ses questions, mais elle prenait son mal en patience. Appréciable. Pas suffisant pour dompter l'aigle revêche qu'était Thalyaar, mais appréciable.

Facétieuse ou hautaine, difficile à savoir, Thalyaar se replongea également dans son assiette. Elle mangea en silence, les yeux rivés sur ce qu'elle mangeait, et, durant de longues minutes, se contenta de se remplir l'estomac. Elle mettait encore à l'épreuve Danais ; à l'épreuve de son silence, cette fois-ci. Quelquefois, le silence faisait bien plus se révéler les personnes que leur poser une cascade de questions. Ajoutez à cela une paire d'yeux inquisiteurs, et vous pouviez faire des miracles. Pour le coup, Thalyaar en avait été victime, et non pas bourreau ; quelques années plus tôt, alors qu'elle commençait tout juste à déambuler sur les routes toute seule, elle s'était faite avoir, avait révélé l'emplacement de son projet de fouilles, ce qui avait permis aux pillards bien déguisés qu'elle avait croisés de s'y rendre avec elle et de tout prendre, la laissant écumante de rage et larmoyante de stupidité. Depuis, Thalyaar avait une certaine aversion à ce qu'on mette son nez dans ses enfers ; cette aversion était déjà présente avant, mais elle s'était aggravée après cette rencontre. Donc non, elle n'aimait pas se dévoiler.

En Thalyaar se déroulait un duel acharné entre sa paranoïa prudente et sa générosité ambiguë. Elle hésitait : devait-elle continuer de se taire et se renfermer un peu plus, ou pouvait-elle reprendre cette idée de vouloir faire des efforts sans danger ? Pendant les longues minutes de silence déchirées par leurs bruits de mastication, Thalyaar hésita, puis se décida, et fit un pas en avant – métaphoriquement : « Je m'appelle Thalyaar. » Donner son nom n'était pas une mince affaire : elle escomptait que Danais apprécie l'effort à sa juste valeur.

« Je suis ravie de vous connaître Thalyaar. Vous avez un prénom charmant que je n’avais jamais entendu. » Thalyaar esquissa un sourire fier ; ses parents – adoptifs – avaient choisi un nom exceptionnel, elle le savait. Pendant longtemps, cela lui avait porté préjudice, et elle s'était astreint à le raccourcir lors de ses passages dans les autres clans, de peur que sa consonance Sengoli ne lui attire plus de problèmes que prévu. En revanche, dès qu'elle était sur les terres de son clan natal, elle l'utilisait en entier, et elle devait avouer que ça lui faisait un bien fou. Vagabonder sous un pseudonyme ne l'avait pas amusée très longtemps. Thalyaar savoura les lettres qui roulaient sur la langue de Danais lorsqu'elle disait son nom ; c'était purement égoïste, mais elle aimait entendre son nom. La fluidité des premières lettres, qui se finissait en apothéose avec un « r » rude et ronflant, sauvage et esthétique. Oui, elle aimait son nom ; elle aimait encore plus l'entendre dire.

« Veuillez m’excuser une seconde, je m’inquiète un peu pour ce jeune homme. Il a beau être maladroit, cela reste rare qu'il rentre dans cet état. » Thalyaar releva les yeux et sortit de sa rêverie pour suivre Danais du regard, alors qu'elle rejoignait un homme sale et égratigné au comptoir. La jeune femme plissa les yeux, et tendit l'oreille pour écouter ses plaintes, et sentit son sang ne faire qu'un tour. Un trou au Nord ? Avec des choses dedans ? Elle avait un mauvais pressentiment. Un très mauvais pressentiment, et sentait déjà son sang s'échauffer. Ne me dites pas que cet abruti est tombé dans un bunker et a tout piétiné par inconscience… Personne ne le lui dit pas, mais elle en avait bien peur. Elle en avait très peur même. Combien d'objets étaient perdus, détruits par des mains et des pieds inconscients ? C'était toujours désolant de voir l'ignorance de ses congénères, et en être témoin la mettait en rage. Aucun d'eux ne comprenait la valeur de ces pauvres objets de pacotille, qui leur servaient au mieux à se réchauffer l'hiver, ou qu'ils laissaient pourrir à cause des ouvertures creusées pour les atteindre. Les objets clinquants, ah, ceux-là, ils les prenaient ! Mais les vrais trésors, ceux qui valent plus que tout l'or et l'argent réunis, ceux-là, ils les abandonnaient aux ravages de l'humidité, du vent et de la pluie, de la sécheresse et de l'incendie. Si cet abruti avait détruit quoi que ce soit, elle allait lui faire la peau.

« Ils semblent que les trous soient plus sournois que les humains selon lui mais je doute de la réalité de cette assertion. » Pendant que les yeux rageurs de Thalyaar étaient rivés sur le jeune homme, Danais était revenue s'asseoir en face d'elle, pour reprendre une gorgée de bière. Thalyaar sentait ses yeux étinceler de fureur, et sa mâchoire jouer sous sa peau. Elle plia quelque peu ses doigts, dans un geste d'humeur maîtrisé, et saisit sa chope, qu'elle finit d'une traite, renversant la tête en arrière, avant de la reposer avec brusquerie sur la table. « J'en doute aussi. J'en suis même certaine en fait. Les humains sont des abrutis incorruptibles, alors que les ''trous'' comme il dit sont pleins de richesses. » Tout son venin avait giclé sur le mot fade et atroce de « trous ». Ce n'étaient pas des trous, c'étaient des réserves de trésors ! Des archives du monde ancien, d'une ère sublime ! Comment pouvait-on les qualifier de « trous », comme si de simples taupes ou bousiers les avaient construits ?! Thalyaar croisa le regard de Danais, surprise. Elle esquissa un sourire sardonique : « Je suis aventurière. C'est mon boulot de tomber dans ces ''trous'' et d'en découvrir les richesses. Prévenez-le que s'il a détruit quoi que ce soit de valeur, je le lui ferai payer. » Tant de virulence pour des objets ? Oui, tant de virulence pour de simples objets.

« Il est certain en tout cas que j'ai croisé plus de personnes sournoises, les objets eux-mêmes sont rarement coupables de ce qui les entoure. Ils ne font que subir l'usage -ou le non usage- qui est fait d'eux. » Thalyaar haussa un sourcil, et se retint de rire vertement au nez de Danais. Pour Thalyaar, les objets n'étaient pas des outils, mais des personnes à part entière. De petites âmes enfermées dans un corps de matière, qui n'attendaient que le bonheur qu'on prenne soin d'eux. Pour autant, la jeune femme eut la sagesse de retenir ses paroles piquantes, ayant quand même bien compris que sa congénère était de son côté. Enfin, se positionnait de son côté. D'ailleurs, la forgeronne se leva, et retourna tancer le jeune homme, avant de revenir. Entre temps, Thalyaar avait détourné le regard, et s'était totalement désintéressée de lui, histoire de ne pas commettre un meurtre dans la soirée. Elle n'écouta pas la conversation, les yeux plongés dans son verre presque vide. Devant elle, son assiette avait été nettoyée jusqu'à la moelle, tant elle avait faim. Le grand air vous ouvrait l'appétit comme on vous ouvrait le ventre en deux ; il l'étripait. Oh, elle était vraiment d'une humeur plus que massacrante, si elle en était à faire de l'humour noir. Non pas que ce soit inhabituel chez elle, mais à ce niveau-là, ça signifiait qu'elle avait des envies de meurtre. Jamais concrétisées ; et voilà une bonne raison de plus de s'éloigner de son espèce. Il n'y avait aucun espoir à trouver en eux.

« Je t'avoue ne pas être aussi sensible que toi à cette situation car je ne comprends que mal tout cela et je crains de ne pas avoir les compétences nécessaires. Cependant, c'est là ton domaine et si cela peut te convenir, je peux t'escorter sur place afin de voir ce qu'il en est. […] Bien entendu, ce n'est qu'une proposition. Et si nous découvrons qu'il a cassé quelque chose de précieux, je te promets de moi-même lui botter les fesses. » Thalyaar releva des yeux sombres vers Danais, les doigts jouant avec son verre. Danais en faisait beaucoup trop à son goût. Thalyaar ne savait pas si c'était parce qu'elle était plus jeune qu'elle et qu'elle l'infantilisait, mais elle n'aimait pas du tout ça. « Je me contenterai de connaître la localisation. Je me débrouille toute seule dans la nature depuis des années, ça ne va pas changer maintenant. Et à moins que vous ne sachiez vous débrouillez dans la nature, vous risqueriez plutôt de tomber dans un ''trou'' comme lui et... » Thalyaar laissa sa phrase en suspens, et offrit sa grimace la plus polie et la plus sarcastique à Danais. Elle avait vécu dans la rue, elle avait vécu dans la nature. Elle se débrouillait toute seule, merci bien. Thalyaar se mit à ruminer, puis fit des efforts monumentaux pour entreprendre de se calmer. Pour autant, l'aura de fureur hautaine qui l'entourait ne s'estompait pas. Oh que oui, Thalyaar était un cheval sauvage et indompté. Il fallait la prendre avec des pincettes ; ou ne pas la prendre du tout même. La laisser dans son coin, faire sa vie, s'énerver encore plus et enfouir toujours plus sa rage au fond d'elle-même. Incomprise, incompréhensible, inconnue dans un monde d'imbéciles. Comment l'aborder ? En fuyant. Très loin et très vite. « Évitez le sujet si vous voulez continuer la conversation. » Qu'elle était magnanime ce soir. Elle tendait une perche à Danais, d'une voix redevenue si neutre que c'en était effrayant. Thalyaar montait très vite sur son char et dans les tours, constamment dans cette rage effervescente. Mais elle pouvait très vite en redescendre, et reprendre ce masque impassible qu'elle affectait la plupart du temps. C'était peut-être pourquoi on la haïssait tant : parce qu'elle terrifiait. Capable de s'emporter contre vous, de vous balancer les pires saletés, puis de faire comme si de rien n'était et, pire encore, de jouer sur les mots pour se dédouaner. Difficile de s'y habituer, difficile de l'amadouer un peu. Montagne russe ambulante. Il allait falloir s'accrocher.

Thalyaar, mentalement, nota la localisation, l'inscrivant en lettres de feu dans sa mémoire. Puis elle replongea dans ses pensées noires et furibondes, triturant son gobelet vide pendant de longues minutes. Elle ne cessait d'imaginer, de voir dans son esprit ces pieds sacrilèges qui écartelaient les poteries, écrasaient les feuilles et enterraient les parures, ces pieds qui brisaient tout sur leur passage, laissant une piste grotesque au milieu de ces fins joyaux de l'ancien temps. Dans ses pires cauchemars, ses pieds l'écrasaient, elle aussi, piétinaient son visage et son corps avec vigueur, et elle avait beau hurler, se débattre, rien n'y faisait, aucune des joailleries qui sortaient de sa bouche en flots ne les empêchait de s'abattre sur sa face, encore et encore, jusqu'à l'asphyxie, jusqu'à avoir la trachée écraser, les yeux exorbités, la poitrine enfoncée et puis le néant. Va savoir ce que cela voulait dire d'elle.

Pourtant, le silence eut encore une fois cet effet remarquable qu'il avait toujours sur la jeune Sengoli. Malgré ses visions cauchemardesques, ses épaules se détendirent, puis ses visions s'éclaircirent, éblouies par les joyaux qu'elle y voyait. En vérité, Thalyaar ne s'en rendit même pas compte. Elle ne sortit de sa rêverie que lorsque Danais reprit la parole, pour suivre son conseil et partir sur un autre sujet, bien moins sensible pour la jeune femme. « Et hum… Vous avez beaucoup voyagé je suppose du coup. Cela a du être intéressant au vu des derniers événements, vous avez dû avoir une « vue » d'ensemble assez complète, Thalyaar. » Thalyaar haussa les épaules. Le factuel l'intéressait beaucoup moins que l'artistique, mais il fallait faire avec. Elle était aussi porteuse de nouvelles, en tant que voyageuse. « Je n'étais pas sur les lieux tout le temps, mais j'ai écouté pas mal de récits oui. Va savoir la foi qu'on peut leur apporter, mais plusieurs se recoupaient donc ils doivent avoir une part de vérité... ou alors nous sommes tous des menteurs pathologiques. » Son sourire sarcastique, bref et mesquin, revint, tandis qu'elle continuait de faire tourner son verre vide sous ses doigts. Elle avait très peu foi en l'espèce humaine. Ça se voyait ?

« Eh bien, je pense que même si ce sont des mensonges, cela peut avoir un intérêt. Un mensonge est aussi une vision que l’autre personne aimerait qu’on ait, aimerait avoir ou croit avoir vécu. » Thalyaar jeta un coup d’œil par en dessous à Danais, avant de se renverser dans sa chaise, pour l'observer avec une attention nouvelle. Elle n'avait jamais vraiment envisagé les mensonges sous ce jour. Trop occupée à les haïr, probablement. Elle ne s'était jamais intéressée à l'herméneutique des mensonges, alors que Danais avait raison, il y avait bien un intérêt derrière chacun d'entre eux. Finalement, frayer avec ses congénères était peut-être moins inutile qu'elle le croyait. Il faudrait qu'elle s'interroge plus souvent sur les histoires qu'on ne dit pas, ou qu'on veut faire croire. Après tout, c'était ce qu'elle recherchait dans les livres. A lire entre les lignes, à voir à travers les signes. Plus qu'à appliquer la même méthode avec ses congénères. Ce pourrait être une entreprise intéressante...

« Quoi qu’il en soit, je serais bien curieuse de connaître la vision d’une voyageuse qui a pu confronter de nombreuses versions, surtout quand elle est portée à s’attarder sur les incohérences et les mensonges des hommes. » Thalyaar esquissa, brièvement, quelque chose qui tenait plus de l'ordre de la grimace que du sourire, tandis que Danais hélait le tavernier et commandait une nouvelle boisson, avant de l'interroger du regard. Thalyaar plongea les yeux dans son verre vide, se posa rapidement la question de ce qu'elle voulait, puis fit signe qu'on la resserve aussi. Elle attendit que la boisson soit servie, pour tremper ses lèvres dedans, la goûter plus qu'autre chose pour le moment. Puis, la jeune femme se passa la langue sur les lèvres, savoura les dernières notes d'épices dans sa bouche, et se pencha de nouveau vers Danais. « Il va falloir être plus précise. De quoi veux-tu parler ? » Elle se lançait dans une conversation ! Il allait neiger. Minimum.

Durant plusieurs minutes, Danais se tut. Elles attendirent leurs boissons, Danais raviva le feu. Thalyaar, renfoncée dans sa chaise, les bras croisés, l'observa faire, puis ses yeux s'attardèrent sur le feu. Pendant que sa congénère réfléchissait à ce qu'elle voulait lui demander, Thalyaar se mit à rêvasser. Ça lui arrivait souvent, lorsqu'on cumulait le silence avec un des quatre éléments. En l'occurrence, ses yeux plongèrent dans les étincelles, dans les braises, dans les flammes brûlantes du feu. Comme souvent avec la nature, Thalyaar se laissa emporter, prendre dans un tourbillon de visions. Non pas qu'elle voyait quelque chose dans le feu, elle n'était ni chamane ni devineresse ; mais les flammes encerclaient son esprit, l'enserraient dans un carcan doux, et l'emportaient avec elles. Quelquefois, Thalyaar pouvait sentir le feu s'incarner, sentait ses doigts dans ses cheveux, ses bras autour d'elle, son souffle sur sa joue. Les yeux mi-clos, la jeune femme se laissa emporter, un mince sourire aux lèvres. Elle aimait, adorait, vénérait ces moments, où rien ne l'arrêtait. Elle entrait dans un état de stase extatique, son corps traversé de filons de rêve qui n'attendaient qu'à être exploités. C'étaient ces moments-là, qu'elle chérissait plus que tout, qui faisaient qu'elle aimait tant la nature et la solitude. Elle ne contrôlait pas ses expressions dans ces moments-là, elle n'avait plus aucune emprise sur son corps et n'avait aucune idée de ce que ça donnait de l'extérieur. Thalyaar savait juste qu'elle se détachait de son corps, qu'elle entrait dans une autre dimension, une dimension dans laquelle elle se sentait enfin pleine, entière, complète, tout simplement. Rien, ni personne, ne lui procurait la même sensation, de retour dans sa coquille corporelle.

« Eh bien, me voici plus précise, pouvez me parler de l’attaque contre l’alliance ? » Thalyaar rouvrit les yeux – elle ne savait même pas qu'elle les avait fermés – et retourna la tête vers Danais. Elle se pencha, encore dans les volutes de ses visions, encore enserrée dans les bras du feu. Ses yeux... La pupille dilatée, comme si elle avait consommé une substance hallucinogène ; mais remplie d'une ardeur innocente, enfantine, émerveillée. Son sourire, simple, franc, mais réservé à elle-même, persistait sur ses lèvres. « J'y étais, commença-t-elle simplement, Les dissidents kelowniens ont attaqué au soir du cinquième jour. Personne n'a rien vu venir. Pas mal de morts, pas mal de blessés. Ça a été la cohue, mais je ne suis pas restée. J'étais partie le lendemain, à l'aube. » Il n'y avait rien de plus à dire. Ce serait à Danais de venir creuser dans le filon d'informations qu'était Thalyaar, si elle voulait en savoir plus. Mais il n'y avait pas grand-chose à dire. Tous les clans l'auraient déjà su, si un personnage éminent avait été tué. Dans le détail... Il suffisait de s'imaginer un paysage nocturne, entrecoupé de feux et de fer, de cris et de larmes, de morts et de fuyards.

« Je comprends que vous soyez partie, c’était la chose la plus sage à faire. Et lors de votre voyage, comment les gens percevaient-ils cette bataille dans les alentours ? Que ce soit côté Sengoli ou côté Kelownien, cela m’intéresse de voir comment le peuple a vécu cela et ce qu'il en a pensé. » Thalyaar, qui avait replongé bon gré mal gré dans ses souvenirs de cette nuit, releva les yeux vers Danais, et se redressa, pour se tenir bien droite, les coudes sur la table, les mains jointes et le menton posé dessus. Honnêtement, elle se contre-fichait de si Danais approuvait son choix de partir ou non. Et en vérité, un léger sourire sarcastique lui échappa : elle n'était pas partie parce que c'était le plus sage à faire, mais parce qu'elle avait autre chose à faire. Thalyaar savait pertinemment qu'elle n'aurait été d'aucune aide, et déjà qu'elle détestait la compagnie de ses congénères, alors la compagnie de ses congénères après un tel événement... Non, clairement, elle avait fui une fort probable source de mauvaise humeur. Et tant pis si elle semblait suspecte, à disparaître aussi rapidement dans la nature. De toute façon, peu de personnes se préoccupaient d'elle, et ceux qui le faisaient savaient qu'elle avait l'habitude de s'enfoncer ainsi dans les bois, pour revenir des mois plus tard.

Thalyaar finit par hausser les épaules. « De ce que j'en sais, les Askhadis étaient plutôt choqués. Traumatisés peut-être pour certains, ceux qui avaient l'habitude que les Sengolis les attaquent, mais c'était plutôt un climat de stupeur. Quant aux Kelowniens... Certains sont pour, certains sont contre, clairement. Je ne suis pas partie dans ce coin-là, mais je sais que quelques-uns à la fête étaient scandalisés. Le problème, c'est que maintenant plus personne ne les croit et que certains ont été pris à parti par des civils ou des soldats d'autres clans. Quant aux Sengolis... C'est assez opaque, je dois dire. Je ne sais pas si c'est parce que je n'en ai rien à foutre ou pas, mais je n'ai pas ressenti quelque chose de clair envers les Kelowniens en revenant par ici. Ou alors c'est parce qu'on a aussi un lourd passé de meurtriers et tout le tintouin. » Thalyaar saisit son verre, et le laissa se balancer entre ses doigts, avant d'en boire une gorgée. L'ironie qui l'habitait, le sarcasme qu'elle incarnait, avaient tous deux transparus dans ses paroles. Pour autant, ils avaient été gommés sous une certaine neutralité – indifférence, plutôt. A peine quelques pointes par-ci par-là.

Thalyaar resta plongée dans ses pensées quelques instants, avant d'en sortir lorsqu'elle se rendit compte que Danais ne réagissait pas à ses propos. La jeune femme releva les yeux vers son interlocutrice, et vit ses yeux s'assombrir, ses traits se durcirent. Ce n'était pas vraiment de la colère, c'était plus... amer. C'était de l'amertume. Thalyaar connaissait bien ce sentiment, ce mouvement d'humeur qui vous laissait un goût d'injustice dans la bouche. Un léger sourire sardonique lui échappa, puis elle replongea les yeux dans son verre. Ce à quoi Danais pensait, ce n'était pas ses affaires. Oh, certes, Thalyaar était une fouineuse, une curieuse machiavélique, mais elle s'en fichait. La jeune femme savoura le silence, et goûta, les yeux fermés les notes sirupeuses de la boisson sur sa langue. Elle sentait les doigts du feu revenir caresser sa nuque, ses bras s'enrouler autour de son cou, sa chaleur contre son corps. Un frémissement léger la parcourut. Il fallait qu'elle se contrôle.

« Eh bien, je vous remercie pour cette soirée et cette conversation… stimulante. Il se fait tard, je vais rentrer chez moi et me reposer. N’hésitez pas, si vous avez besoin, à passe la forge. J’entretiendrai les fers de votre cheval gratuitement si vous en avez un ou j’aiguiserai vos armes. Ce sera ma façon de vous remercier. » Thalyaar rouvrit les yeux brutalement, pour observer Danais poser son  verre et se lever. Elle dut l'avouer, elle fut surprise. Elle se serait attendue à plus de questions de la part de sa congénère, peut-être sur d'autres clans, peut-être sur d'autres événements. Mais bon, si ça lui suffisait. Thalyaar haussa, inconsciemment, les épaules, pour elle-même. Dans le même temps, elle se demanda si sa lance avait besoin d'être entretenue, et songea qu'elle devrait vérifier. Autrement, il n'était pas impossible qu'elle s'incruste chez Danais dans les jours suivants ; elle n'oubliait jamais les faveurs qu'on lui faisait. Encore moins quand c'était à son avantage. « Je n'y manquerai pas. A bientôt. » Thalyaar resta attablée, féline, insolente, et leva brièvement son verre vers sa partenaire d'une discussion, afin de la saluer en retour. Elle n'aimait peut-être pas ses congénères, elle n'avait peut-être pas l'habitude de converser, mais elle se souvenait encore des règles de politesse. Et puis, cette discussion avait été somme toute assez plaisante.