(#) [Akeela - Eurydice] Des âmes sauvages Sam 1 Juil - 15:11
Pakanga 148
Le silence de ce sous-bois, pourtant situé à quelques courts kilomètres de l’effervescente Citadelle, transportait l’esprit hors de ses frontières de chairs, pour laisser celui-ci s’assoupir. Loin de cette cohue humaine, avec ses désirs, ses illusions, ses regrets et ses querelles, l’espoir de se ressourcer devenait tangible ici. Même s’il ne fallait pas totalement endormir sa vigilance, car cet espace demeurait sauvage à bien des égards, il était reposant de constater que tout près de la civilisation, la nature préservait ses droits. La main brutale de l’être humain n’avait pas encore osé braver l’étendue sauvage aux pieds des fortifications massives de la ville. C’était un havre de paix piégé au milieu des territoires claniques. Un lieu chaotique qui, hélas, laissait peu à peu apparaître les premières traces de l’influence humaine.
Eurydice n’était pas une sauvageonne. Si elle appréciait le confort inhérent à la condition de citadine, son enfance passée sur les routes lui avait appris à admirer le règne animal à en apprendre davantage sur sa propre espèce en l’observant. L’être humain n’était guère différent d’un animal. Certains diraient que le premier s’était élevé par la puissance de son esprit par rapport au second. L’ancienne Askhadi était en droit d’en douter. Bien qu’elle n’ait vécu ni de grands conflits sanglants, ni de traumatismes insurmontables, son talent d’observatrice, qui s’attachait aux détails, lui avait donné la pleine mesure de la nature humaine. Parfois, la compagnie des animaux – lesquels ne savaient ni mentir ni duper et encore moins faire démonstration de cruauté pour leur seul plaisir – valait beaucoup plus que celles de ses congénères. Prisonnière de ces parois d’homo sapiens et d’un esprit affûté – peut-être trop d’ailleurs -, Eurydice regrettait fréquemment de ne pas appartenir à la noble race des faucons, ou au détecté grizzli. Ainsi, elle n’aurait pas eu ce besoin irrationnel de réfléchir à sa condition, au monde qui l’entourait et à son fonctionnement. Elle n’aurait pas ressenti l’envie de s’éloigner de ses pairs, de ses proches, lorsqu’elle ne parvenait même plus à supporter leur présence… Le monde était mal fait.
Assise sur une vieille souche, son couteau de chasse à la ceinture et enveloppée dans son manteau, elle levait les yeux vers la cime des arbres, à la recherche d’une trouée pour apercevoir le ciel. Ici, elle pouvait respirer librement. L’étau de fer autour dans sa poitrine s’allégeait. Parfois, lors de ses sorties pour cueillir des herbes médicinales, elle croisait la route de quelques marchands en voyage jusqu’à la Citadelle. Elle échangeait quelques denrées contre des informations sur l’extérieur et acceptait seulement ensuite de leur indiquer la bonne route. Tout savoir se paie. Et le savoir, c’est le pouvoir. Eurydice se targuait d’être savante. Grâce aux ressources de la ville de l’Ipa et son enfance dans une caravane d’Askhadi, elle dévorait les livres et engrangeait la connaissance, qu’elle soit utile ou non, dans l’espoir d’entrapercevoir ce monde d’avant, cette terre devenue une étrangère pour ses propres enfants.
Et toujours, loin du tumulte des Hommes, elle pouvait se réconcilier avec elle-même. Eurydice pleurait seule, dans les bois et les champs, sans témoins, lorsque la douleur devenait la plus forte. Colère, haine, chagrin, mépris assassin. Son cœur aigri redevenait l’unique suzerain de ce royaume à mi-chemin entre la soigneuse bien éduquée et la créature sauvage. Un royaume affaibli, malaimé, dont la véritable puissance s’incarnait dans une psyché bâtie sur les os d’un rêve fou : celui où l’Animal prendrait sa revanche sur l’Homme.
Ce furent ses premiers mots, hurlés d’une voix rageuse, lorsqu’elle aperçut le spectacle par-delà arbres et bosquets. Un peu boiteuse à cause de la fatigue et du terrain glissant, Eurydice se fraya toutefois un passage à travers la végétation jusqu’aux chasseurs. Des bouchers sans talent, devrait-on plutôt dire. Ils étaient trois, des hommes dans la fleur de l’âge. Ils venaient de revenir d’une chasse fructueuse, transportant les cadavres de deux lièvres. L’un d’eau avait également réussi à piéger un vieux renard au poil gris cendré. L’animal se débattait de toutes ses forces mais l’une de ses pattes arrières était maculée de sang et ne bougeait plus. Probablement brisée.
Lorsqu’ils aperçurent la femme qui les invectivait, les chasseurs portèrent la main à leurs armes sans adopter pour autant une attitude belliqueuse. L’un d’eux s’approcha doucement, sans doute soucieux de calmer la nouvelle arrivante. Eurydice se porta à sa hauteur sans se départir de sa colère.
- Que vous a fait ce renard pour mériter un tel acharnement ? A-t-il volé votre proie ? A-t-il pissé sur votre sac pendant votre sommeil ? Pactise-t-il avec vos ennemis ? Est-ce un espion d’un clan hostile à l’Alliance ? Ou était-il tout simplement au mauvais endroit au mauvais moment ? Aimeriez-vous que je vous brise la jambe pour réparer cette injustice, juste parce que j’en ai le pouvoir et que je peux en jouir comme bon me semble ? Quelqu’un osera prendre votre défense, sans doute vos compagnons… Mais pour ce renard, personne ne le fera, n’est-ce pas ? Alors… Prenez votre gibier et foutez le camp !
Face à cette déferlante furieuse, assenée par une femme dont les yeux luisaient d’un éclat on ne peut plus sérieux, l’homme ne put que placer quelques mots… « Il volait notre nourriture. Il a mordu mon fils… »… Jusqu’à rapidement perdre patience. Le ton s’envenima d’un côté comme de l’autre. Eurydice le bouscula pour approcher du renard blessé tout en jetant un regard incendiaire audit fils dont la jambe avait été bandée. Elle jaugea celle-ci d’un rapide coup d’œil.
- Un travail d’amateur…
Sous le regard mi stupéfait mi furieux des chasseurs, elle se pencha sur l’animal tout en restant à distance respectueuse pour ne pas l’effrayer davantage.
(#) Re: [Akeela - Eurydice] Des âmes sauvages Jeu 6 Juil - 21:38
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(#) Re: [Akeela - Eurydice] Des âmes sauvages Dim 9 Juil - 18:14
Dans les yeux du renard brillaient la terreur et la colère. Ces géants bipèdes qui l’avaient acculé et blessé le submergeaient en nombre. L’un d’entre eux s’approchait, beaucoup trop près pour ne pas paraître encore plus menaçant. Un coup de mâchoire et il pourrait peut-être le faire reculer. Mais c’était sans compter sur la détermination farouche de ce géant aux yeux clairs.
Eurydice s’accroupit à bonne distance et inspecta sa blessure d’un œil sagace, sans faire un pas de plus ou un geste envers l’animal. Elle se contenta d’observer ce qu’elle devinait être une fracture. Même si le sang et les poils l’empêchaient de bien voir. Elle sentait le regard brûlant de fureur des trois hommes sur sa nuque. Leur indignation ravissait son orgueil. Elle faisait croître sa satisfaction et nourrissait sa propre colère. Quels crétins des rocheuses ! Aucun savoir-vivre, aucun bon sens.
Ouvrant sa besace, elle en tira un linge propre qu’elle découpa en plusieurs bandes. Sans se soucier de ce qu’il se passait dans son dos, elle chercha du regard un long bout de bois. C’était du bricolage indigne de son talent et de ce pauvre renard mais il ferait l’affaire le temps qu’elle trouve mieux. Ou qu’elle puisse ramener l’animal chez elle. Un esprit avisé pourrait dire qu’elle perdait son temps à soigner une bête sauvage parmi tant d’autres. Sa conception du monde n’ayant jamais été clairement définie dans son enfance, la soigneuse avait appris au contact des autres, bons comme mauvais et acquis la plupart des concepts qu’elle chérissait maintenant. Son mentor – paix à son âme – avait réussi à lui inculquer quelques notions de sens commun… Avec difficulté. Eurydice demeurait un être sauvage.
- Rendez-vous utiles et allez me chercher un bout de bois bien droit, bien lisse.
Son ton n’admettait aucun commentaire. Elle ne fit pas mine de se retourner tandis qu’elle approchait une main hésitante du renard, un petit morceau de viande séchée dans sa paume. L’inconnue qui braquait les chasseurs avec son arc semblait de son côté. Tant mieux. Elle laissa le renard renifler la viande. Son visage se détendit.
- Vous êtes encore là ? lança-t-elle en jetant un regard par-dessus son épaule. Vous savez fabriquer un brancard ?
L’archère lui paraissait jeune et frêle mais au moins son bras ne tremblait pas. Si elle pouvait se rendre également utile, cela lui ferait plaisir.
(#) Re: [Akeela - Eurydice] Des âmes sauvages Mar 1 Aoû - 21:17
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(#) Re: [Akeela - Eurydice] Des âmes sauvages Dim 20 Aoû - 17:13
La colère maintenait Eurydice en vie depuis si longtemps… Il lui semblait qu’elle avait toujours été en colère contre quelque chose, depuis son plus jeune âge. Elle réagissait en contraire, avait l’habitude de protester et de penser à contre-courant de la plupart des gens. Elle s’ingéniait à agir à l’inverse de ce qu’on pensait d’elle, à dépasser ses limites, à devenir l’épine dans le pied du monde. Cette idée lui plaisait. Beaucoup.
Même si cela lui causait souvent des ennuis.
Glissant quelques gouttes de somnifère sur une lanière de viande séchée, elle posa celle-ci non loin du renard. L’animal ne la quittait pas des yeux. Grondant, montrant les crocs mais n’avançant pas davantage. Ses oreilles couchées sur son crâne frémissaient. Ses flancs palpitaient en rythme avec le cœur battant la chamade de la soigneuse. Eurydice avait bien plus peur pour lui que pour elle. On ne l’attaquerait pas de dos pour des bêtises pareilles. Et si son propre sang coulait, cela ne ferait qu’attiser sa fureur. Et les ancêtres seuls savaient à quel point il valait mieux éviter ce désastre à venir… De plus, la jeune archère lui viendrait en aide en cas de besoin. Inutile de s’inquiéter.
- J’ai besoin de fabriquer une civière.
Tandis que le renard fléchissait enfin légèrement et prenait en considération la lanière de viande séchée, Eurydice se surprit à détourner le regard avec soulagement. Elle ne voulait plus voir son reflet dans les yeux sombres de l’animal. Elle y évoquait bien trop ses bourreaux, arborant les mêmes détestables caractéristiques. Elle était de la même espèce que ces hommes imbéciles. Le regard du canidé l’accusait silencieusement de participer à cet acte barbare, de l’avoir encouragé si ce n’était tacitement accepté. La nausée l’envahit. La bile remonta dans sa gorge et elle dut déglutir de toutes ses forces pour refouler ce profond sentiment de dégoût. Se tournant légèrement vers l’archère qui s’était avancée jusqu’elle, Eurydice transmit ses instructions. En s’y prenant à plusieurs et en suivant correctement ses directives, la civière de fortune serait rapidement créée.
Lorsqu’elle reporta un regard prudent sur le renard, celui-ci s’était calmé. Il ne grondait plus, ses oreilles s’étaient dressées et il tentait même de ramper à l’écart. Sans succès. Il aurait tôt fait de s’endormir. A partir de là, tout deviendrait facile. Depuis plusieurs minutes, l’ancienne Askhadi ne prêtait plus attention aux trois hommes. Le plus jeune venait de déposer du bois près d’elle – quoiqu’à une distance respectable. Si elle lui en fut reconnaissante, elle n’en montra rien. Elle avait plus important à faire que de ménager les sentiments de ces trois incompétents. Qu’ils retournent donc à leur chasse et la laisse en paix !
- Vous êtes une chasseresse ? Vous en avez l’air.
Eurydice ne la jugeait pas. La chasse – la mort – faisait partie du cycle naturel de la vie. Elle-même avait voulu intégrer le groupe des chasseurs étant plus jeune. Elle ne regrettait pas cette époque. Le visage de la jeune fille lui paraissait vaguement familier. La fille d’un client ? Une voisine ? Une casse-pied notoire ? Peu importait tant qu’elle se rendait utile.
- Je dois le ramener jusqu’à chez moi. A la Citadelle. Je manque de matériel. Pouvez-vous m’aider ? s’enquit-elle en fixant son regard franc dans celui de la jeune femme tout en ignorant superbement les chasseurs.