Déjà en temps normal, la Citadelle grouillait de monde. Mais avec l’arrivée des délégations de chaque clan et la réunion aux sommets de leurs chefs, la ville ressemblait à une véritable fourmilière. Ce qui représentait en soit une occasion unique pour les divers marchands qui avaient installé leurs étals aux endroits les plus stratégiques de la ville et qui tentaient d’écouler leurs stocks à grand renfort de cris et d’offres diverses et variées. Aileen ne faisait pas exception. Il avait fallu plusieurs années à Fearghas pour convaincre la forgeronne que la Citadelle était une occasion unique de rencontrer des gens venus des autres clans mais aussi parfait pour vendre ce qu’ils avaient créé à la forge. Mais la jeune femme avait toujours refusé de changer son mode de vie et de parcourir la distance qui séparait Alon de la Citadelle juste pour vendre deux épées et trois roues. Non, si les gens voulaient ses produits, ils n’avaient qu’à se déplacer jusqu’à elle. Mais son apprenti était aussi obstiné qu’elle l’était et n’avait jamais lâché prise, jusqu’à ce que – ô miracle – Aileen accepte, deux ans auparavant, de se rendre à la Citadelle pour écouler son stock après un très rude hiver qui avait menacé de lui faire fermer boutique.

Ainsi, pour la troisième année consécutive, Aileen et Fearghas s’étaient rendus à la Citadelle, trimballant tout un bric-à-brac de fer et de métal dans la charrette prêtée par le père de Fearghas une fois de plus. Fearghas était insupportable, surexcité par la réunion des chefs de clans et Aileen avait du le menacer de le bâillonner pour le reste du trajet s’il ne se taisait pas. Une fois arrivés, ils avaient installé leur étal à l’embranchement principal, sur la place où bon nombres de commerçants étaient également installés. Et ainsi, les échanges avaient pu commencer. De bonne réputation déjà au sein de son clan, les produits qu’Aileen proposaient s’écoulaient bien et rapidement et certains clients revenaient chaque année à son étal pour voir ce qu’elle proposait, que ce soit armes, roues, outils ou même ferrures de portes, tout partait et la jeune femme en était secrètement fière.

Cela faisait déjà trois jours qu’ils étaient arrivés et leur stock avait grandement diminué, remplacé par tout un tas de marchandises qui leur permettrait de vivre confortablement pendant les mois les plus durs. Profitant d’un moment de calme, Aileen laissa à Fearghas le soin de tenir l’étal et s’en alla dans le labyrinthe de rue à la recherche des forgerons locaux dont elle était curieuse de voir le travail et espérait toujours en apprendre plus sur le métier de forgeage. Mais la jeune femme fut interrompue lorsqu’un chien apparut brusquement devant elle, lui faisant presque perdre l’équilibre, suivit de près par un homme, criant à tue-tête, avant de se jeter sur le chien avec une exclamation de triomphe.

Effarée, Aileen le regarda lutter avec l’animal pour en retirer quelque chose de sa gueule avant qu’il ne s’interrompe et relève le regard vers la jeune femme, plantée au milieu de la rue, les yeux écarquillés par la surprise. Mais elle n’était pas au bout de ses peines. L’étranger à l’allure singulière lui sourit avant de lui tendre son butin et de lui proposer… une saucisse. La situation était tellement grotesque qu’il fallut un moment à la jeune femme avant d’être capable de réagir, secouant lentement la tête avant de pouvoir articuler quelques mots.

« Euh… non… Merci. »

Elle observait la bave qui recouvrait la viande et coulait sur le sol et une grimace de dégoût passa brièvement sur son visage avant qu’elle ne tende une main à l’inconnu pour l’aider à se relever.

« Je vous les laisse. Vous avez l’air de vous être battu férocement pour les avoir ces saucisses, c’est votre récompense. Rassurez-moi, vous ne les avez pas volées hein ? »

Un instant, l’idée d’être en train d’aider un potentiel voleur l’effleura et elle regarda rapidement autour d’elle avant d’hausser les épaules. Bah, quelle importance ? Elle doutait qu’un véritable voleur aurait fait autant de raffut.

La situation était grotesque et amusante. L’étranger s’était offusqué des soupçons d’Aileen si bien que la jeune femme se sentit légèrement coupable de lui avoir collé aussi vite une étiquette sur le front. Elle n’était réellement pas habituée à rencontrer des gens des différents clans et l’accoutrement de son interlocuteur avait suffi a ce qu’elle émette rapidement une première hypothèse négative et fausse. Après, rien ne prouvait qu’il disait la vérité mais la jeune femme n’en avait que faire. Elle n’était pas représentante de la loi, ne vivait pas ici et n’avait certainement pas envie de transformer son séjour à la citadelle en une quête assoiffée de justice.

Elle le regarda épousseter ses vêtements, observant toutes les breloques qui décoraient son accoutrement, curieuse de savoir d’ou tout ça venait. Après un instant, elle se dit que ses vêtements ressemblaient un peu a ceux portés en général par le clan Pankara, ces gens venus de la mer et surement l’endroit qu’Aileen désirait le plus découvrir. Mais Aileen interrompit son examen discret et porta son attention sur le prétendu voleur à quatre pattes avant de partir dans un franc éclat de rire. S’accroupissant, elle posa sa main sur le crane de l’animal et commença à le caresser entre les oreilles.

“Alors c’est toi le voleur hein? Bah, je dois avoir de quoi manger pour toi a mon étal, je comprends ton maître, des saucisses de sanglier, c’est sacré!”

Amusée, Aileen se redressa et regarda l’amateur de viande qui lui faisait face et venait de lui offrir d’aller boire un verre. Haussant un sourcil, regardant autour d’elle, Aileen se demanda brièvement si elle pouvait laisser Fearghas seul encore longtemps, surtout pour aller boire un verre avec un parfait inconnu. Mais elle l’aimait bien, sans vraiment rien savoir de lui. Sa singularité suffisait a faire de lui un être intéressant et la jeune femme en avait assez de son quotidien qui ne changeait jamais. Elle secoua ensuite la tête et reprit la parole.

“C’est plutôt a moi de vous offrir un verre. Pour me faire pardonner de vous avoir traité de voleur! Venez, il y a une bonne taverne a deux pas d’ici.”

Elle commençait déjà a se diriger vers la rue qu’elle avait désigné d’un mouvement de tête avant de s’arreter et de se retourner brièvement.

“Au fait, je m’appelle Aileen. Et vous, l’amateur de viande, vous avez un nom?”

Aileen sourit au compliment du dénommé Cassian. Elle avait bien remarqué son côté charmeur et elle devait avouer que ça rendait le personnage encore plus amusant. Et puis qui ne serait pas flattée par un compliment? Aileen n'avait jamais vraiment prêté attention à ce qu'on pensait d'elle mais curieusement, depuis qu'elle était sortie du clan Orketa, elle se sentait particulièrement vulnérable, n'étant pas dans son habitat naturel, tel un ours sortant de sa caverne après une longue hibernation. Il était donc plaisant de recevoir tel compliment, autant sur son prénom que sur son physique.

Ils se mirent alors en direction de la taverne, le chien sur leurs talons. Ils n'avaient pas longtemps à marcher et Cassian engagea à nouveau la conversation, demandant d'où elle venait. A sa question, Aileen secoua la tête:

"Je suis seulement de passage dans la Citadelle. Je viens du clan Orketa, d'Alon plus précisément. Je suis forgeronne et le rassemblement est une bonne opportunité pour vendre quelque uns de mes articles. Il y a tellement de monde !"

Regardant autour d'eux, Aileen s'émerveillait de voir tant de diversité dans les rues de la Citadelle. Les étals vendaient des produits qu'elle n'avait jamais vu auparavant et un mélange d'odeurs vint chatouiller ses narines.

"Et vous? Vos vêtements me rappellent un peu un ami à moi. Il vient du clan Pankara. Ah nous y voilà!"

Ils arrivèrent devant la taverne et Aileen poussa la porte, laissant l'animation de la rue pour les éclats de voix et de rires des clients. Il y avait foule et la bière coulait à flot. Souriant, Aileen se tourna vers Cassian et fut presque obligée de crier pour se faire entendre.

"Alors, ce sera quoi pour vous l'amateur de saucisses?"