L’adaptation à la vie en ville est un peu compliquée pour Cillia. Elle est arrivée à Moroni il y a quelques jours seulement, elle peine à y trouver sa place et n’est pas certaine d’y parvenir un jour. Elle a quitté sa maison dans les montagnes en emportant le strict nécessaire et ne possède rien à échanger contre de la nourriture ou un toit au-dessus de sa tête. Pour le moment, elle est installée dans une petite chambre d’auberge. Le gérant, un homme un peu bourru mais sympathique, la loge volontiers en échange de quelques travaux d’aiguille et lui indique vers qui se tourner pour trouver du travail supplémentaire. La jeune femme n’a pas peur de se retrousser les manches pour obtenir de quoi manger et accomplit tout ce qu’on lui demande sans rechigner. Porter de lourds sacs de grains malgré sa carrure frêle, raccommoder de son mieux des vêtements usés jusqu’à la corde, panser un vieux canasson récalcitrant au risque d’y perdre une main … elle accepte toutes les tâches, aussi ingrates soient-elles.

Ce n’est pas le travail qui manque à Moroni et l’ancienne bergère a l’habitude de fournir un dur labeur, ce n’est pas ce qui est le plus difficile pour elle, même si elle tombe de fatigue chaque soir. Le plus difficile, ce sont tous ces gens autour d’elle. Ils lui parlent bien plus que nécessaire et attendent qu’elle en fasse autant, mais Cillia ne sait jamais quoi leur dire. Ils la bousculent sans arrêt, elle ne sait pas où mettre les pieds pour les éviter et doit même parfois jouer des coudes pour se frayer un passage parmi la foule. Jusqu’ici, tout le monde s’est montré aimable et poli avec la nouvelle venue mais elle capte parfois les regards étranges qui coulent sur elle et ceux-ci n’ont de cesse de lui rappeler ses différences. Elle aimerait vraiment s’intégrer aux autres Sengolis mais elle a l’impression qu’elle aura beau faire des efforts en ce sens, elle ne sera jamais tout à fait l’une des leurs. Cillia réfléchit à tout cela, assise sur une pierre, lorsque quelqu’un l’interpelle. « Oui ? » Elle lève la tête et se retrouve nez-à-nez avec Skylar, la chef du clan. Elle ne la connaît pas mais elle l’a aperçue à quelques reprises depuis son arrivée et sait qui elle est. D’un bond, elle se remet debout et hésite sur la manière de se conduire en présence d’une personne aussi importante. Elle ne veut pas paraître impolie mais elle ne connaît pas non plus les règles d’usage pour témoigner de son respect pour sa chef, alors elle se contente d’incliner légèrement la tête. « Je peux faire quelque chose pour vous ? » Elle a fait de son mieux pour se faire la plus petite possible depuis qu’elle se trouve à Moroni, elle ne sait pas comment elle a pu attirer l’attention de Skylar au point que celle-ci connaisse son nom et elle ne peut pas s’empêcher de se demander ce que la jeune femme peut bien lui vouloir.

Cela l’embête toujours un peu de ne pas savoir se comporter avec les autres, mais elle n’y accorde d’ordinaire pas autant d’importance qu’à ce moment, elle craint de faire une erreur qui pourrait passer pour de l’irrespect aux yeux de Skylar. Cillia est intimidée de se retrouver face à cette dernière, elle tient à lui faire bonne impression et ne sait pas trop quelle attitude adopter avec la jeune femme, elle retient son souffle en attendant de découvrir ce qui a amené la chef du clan à connaître son nom. Elle est soulagée d’apprendre que quelqu’un lui a simplement parlé d’elle pour une tâche à accomplir, probablement. Cillia affiche un léger sourire et hoche la tête. « Oui, en effet. » Elle écoute ensuite attentivement ce que Skylar a à lui proposer.

Elle fronce les sourcils à l’évocation du village, elle n’en a jamais entendu parler, puis elle hoche la tête à la mention de sa monture. Elle prend tout de même quelques instants pour réfléchir avant de répondre. Trouver le village, ensuite le chef, lui donner un message, prendre la réponse et revenir à Moroni pour la transmettre à Skylar. Cela lui semble être dans ses cordes et, de toute façon, elle n’imagine pas refuser. Elle a besoin de travailler, porter un message et en ramener un autre ne devrait pas être trop compliqué. « J’ignore où se trouve Tantha mais je pense pouvoir me débrouiller. » Elle devrait pouvoir être en mesure de se procurer une carte du clan en demandant gentiment autour d’elle, sûrement même auprès de l’aubergiste. Et sa jument, qui s’est habituée à être sur les routes au cours des dernières semaines, devrait être ravie de voyager un peu après ces quelques jours passés à l’écurie. Cillia relève la tête et regarde la jeune femme, il y a tout de même un point qu’elle aimerait immédiatement éclaircir. « A quelle distance se trouve ce village ? Combien de temps cela devrait-il me prendre ? » Elle rougit légèrement, un peu gênée de poser la question, et elle espère aussi ne pas donner l’air de considérer cette tâche comme une corvée, elle veut simplement savoir à quoi s’attendre.

Cillia craint d’avoir un peu de mal à trouver ce village de pierre dont lui parle Skylar mais elle ne s’en inquiète pas trop pour autant. Après avoir quitté sa maison dans les montagnes, elle a été forcée de parcourir seule les terres du clan et elle a toujours su retrouver son chemin après s’être trompée de route ou égarée dans les bois. Non, la jeune femme ne se fait pas trop de soucis pour cela, d’autant que la chef de clan lui propose une carte et assure que le village devrait être plutôt facile à trouver. Cillia hoche doucement la tête et sourit, bien contente de savoir qu’elle n’aura pas à demander encore une fois de l’aide à l’aubergiste. « Je veux bien une carte, je sais les lire. » Puisque Skylar le lui propose, elle préfère autant ne pas abuser de la gentillesse de l’homme, qui a déjà fait beaucoup pour elle depuis son arrivée à la capitale.

Skylar l’informe alors que Tantha se trouve à une demi-journée de route. L’ancienne bergère est un peu surprise, elle s’imaginait devoir parcourir une plus grande distance mais cela l’arrange ; mieux vaut explorer les terres de Sengoli petit à petit. Le message à délivrer est important mais Cillia pourra prendre son temps pour revenir à Moroni avec la réponse. Elle hoche la tête et songe qu’il serait pourtant plus pratique de ne pas avoir à se presser à l’aller, quand on ne sait pas exactement où l’on va. « Me défendre ? » Elle a un petit mouvement de recul involontaire lorsque Skylar lui demande si elle a une arme en cas de besoin, elle ne s’attendait vraiment pas à ce que la jeune femme lui pose ce type de questions. « J’ai bien un poignard mais … je ne sais pas vraiment me battre. » Elle a pris l’arme, qui appartenait à son oncle, quand elle a quitté sa maison mais elle n’a jamais été entraînée au combat et ne sait pas vraiment s’en servir. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle doit planter le bout pointu dans le corps de celui qui l’attaquerait, et elle n’a encore jamais eu à utiliser le poignard dans une situation pareille. Cillia s’interroge et fronce les sourcils. « Est-ce que je dois m’attendre à rencontrer des problèmes durant le trajet ? » Elle sait bien que les routes ne sont pas toujours sûres mais du coup, elle se demande si le message qu’elle doit porter au chef de ce village ne contient pas des informations sensibles pour lesquelles certains n'hésiteraient pas à lui faire du mal.

Cillia ne s’était jamais imaginée vivre sans son oncle auprès d’elle, celui-ci ne l’a jamais vraiment préparée à devoir se débrouiller sans lui et même si elle se doutait bien qu’il mourrait un jour, il avait encore de nombreuses années devant lui et elle ne pensait pas que cela puisse arriver si vite. Ni de cette façon. La violence n’avait jamais fait partie de sa vie et elle s’y est retrouvée confrontée brutalement, du jour au lendemain. Gery lui a appris de nombreuses choses mais il ne lui a jamais donné les armes nécessaires pour affronter la dure réalité de la vie, elle a toujours vécu dans une petite bulle, bien à l’abri de la rudesse de ce monde. La jeune femme n’est pas totalement naïve pour autant, elle sait qu’il existe des hommes mauvais et qu’ils risquent de se retrouver sur sa route. Néanmoins, entendre Skylar énoncer l’évidence lui fait un peu peur. Jusqu’ici, elle a toujours réussi à éviter les problèmes, les gens font rarement attention à la petite bergère dont elle a toujours l’apparence, mais qu’en sera-t-il le jour où ce ne sera pas le cas ? Sera-t-elle en mesure de frapper la première et d’ôter la vie à quelqu’un pour protéger la sienne ?

La jeune femme acquiesce de la tête lorsque Skylar laisse entendre que l’arme seule peut parfois suffire à dissuader les assaillants. Un petit poignard n’est pas bien intimidant, surtout dans la main mal assurée de Cillia, elle le sait mais cela ne l’empêche pas d’espérer que ce sera suffisant, au moins pour ce voyage. Elle se promet de faire bien attention et de toujours se rappeler le conseil de sa chef de clan, de rester vigilante, même sur les terres qui semblent sûres et avec de potentiels compagnons qui ont l’air d’être de confiance. Elle hoche à nouveau la tête, elle a appris à se méfier des gens, même si ceux-ci prétendent être des amis et qu’ils paraissent gentils, on ne connaît jamais vraiment une personne. Un sourire triste s’étire sur ses lèvres quand la jeune femme en face d’elle lui fait remarquer qu’il existe des personnes malfaisantes, même si le clan est en paix. « Je le sais. » Elle baisse les yeux et triture nerveusement les plis de sa tunique, soudain mal à l’aise par ce qu'elle s'apprête à dire. « Mon oncle a été tué il y a peu. » Sa voix tremble légèrement, Cillia ne pleurera pas aujourd’hui – elle a versé bien assez de larmes inutiles – mais évoquer la disparition du seul membre de sa famille reste douloureux et elle n’aime pas en parler. Néanmoins, il lui semble important que Skylar sache pourquoi la jeune femme se trouve à Moroni aujourd’hui, à accomplir n’importe quelle tâche pour obtenir de quoi manger, et que si l’idée de se servir de son poignard l’emplit de terreur, elle n’est pas une idiote totalement inconsciente du danger pour autant. « Des pillards sont venus chez nous, dans les montagnes, et ils l’ont massacré pour prendre le peu de choses que nous avions. » Ils n’avaient aucune richesse, rien qui ne vaille que l’on sacrifie la vie d’un homme pour l’obtenir, seulement le strict nécessaire pour vivre décemment. Aujourd’hui encore, elle ne peut pas s’empêcher de penser que s’il n’avait pas défendu leurs biens, s’il les avait simplement laissés prendre ce qu’ils voulaient, peut-être serait-il toujours en vie. Ou peut-être pas, sûrement pas, elle le sait bien. Ces hommes étaient profondément mauvais, ils ont détruit ce qu’ils ne pouvaient pas emporter et n’avaient aucun intérêt à tuer tous les moutons, mais ils l’ont fait quand même. Elle relève la tête et regarde Skylar, elle n’est peut-être pas entraînée au combat mais elle est tout à fait capable de se débrouiller et de mener cette mission à bien, et elle est déterminée à le lui prouver. « Ne vous en faites pas pour moi, je serai prudente et je ne risquerai pas ma vie. Je ne sais pas combattre mais ma jument est rapide et je m’enfuis comme personne. » Cillia adresse un petit sourire à sa chef de clan. Comme on le lui a appris, elle restera à cheval dans les zones à découvert pour pouvoir fuir si besoin. Son poignard, elle le gardera à portée de main mais ne s’en servira qu’en dernier recours.

La jeune femme est un peu gênée de raconter ainsi son histoire à Skylar, elle ne cherche pas à se faire plaindre mais à démontrer qu’elle est bien consciente des risques qu’elle peut courir à voyager seule, même sur les terres d’un clan qui est censé être en paix. Elle ne s’attend pas non plus à ce que sa chef de clan essaie de la consoler ou la prenne en pitié, mais ses mots lui font tout de même du bien. Les hommes qui ont tué son oncle et massacré son troupeau avant de piller sa maison étaient des monstres, c’est toujours réconfortant de rencontrer quelqu’un qui sache compatir, même maladroitement, à ce que Cillia a vécu lorsqu’elle est rentrée chez elle ce jour-là. C’est parfois difficile de se rappeler qu’il y a aussi des gens biens dans ce monde. « Je le serai. » Elle ne pense pas être précieuse pour son clan, personne ne se rendrait compte de sa disparition s’il lui arrivait malheur pendant cette mission, mais elle tient à la vie et ne prendra donc pas de risques inutiles.

Skylar lui demande alors de se préparer et de s’arrêter chez elle pour récupérer le message qu’elle doit porter, la carte promise, ainsi que des provisions pour la route. « Très bien, je vais me préparer. » Elle incline légèrement la tête avant de tourner le dos à la jeune femme et de s’éloigner. Cillia n’a pas pris la peine de demander à la chef de clan où celle-ci réside puisqu’elle le sait déjà. Elle n’est pas à Moroni depuis très longtemps mais il est difficile d’ignorer que la grande bâtisse qui se dresse devant la grande place abrite le personnage le plus important du clan. Elle s’arrête d’abord à l’auberge pour prendre quelques affaires dans sa chambre avant de se diriger vers les écuries de la ville. Izara, qui était habituée à une certaine liberté auparavant, est heureuse de voir sa maîtresse et manifeste clairement son enthousiasme, et son impatience à quitter cet endroit, lorsque Cillia la prépare pour le voyage. Cela fait, la jeune femme mène sa jument par la bride à travers les rues de la capitale, ce qui ne plaît pas vraiment à l’animal qui ne semble pas apprécier – tout comme l’humaine qui l’accompagne – de devoir se frayer un chemin parmi la foule. Lorsqu’elles arrivent sur la grande place, Skylar les attend sur le pas de sa porte et lui fournit tout ce dont elle a besoin pour accomplir sa mission. Cillia conduit ensuite son cheval jusqu’à la sortie de la ville avant de se hisser sans difficultés sur son dos et de partir en direction de Tantha.

Comme le lui avait dit la chef de clan, le village n'est pas difficile à trouver. Elle a parfois hésité à certains croisements mais avec l’aide de la carte pour s’orienter, trouver le bon chemin n’a pas été bien compliqué. Elle est arrivée au petit village de pierre après quelques heures de route, s’est annoncée et a donné le message à Amren. On lui a demandé de patienter à l’extérieur, le temps que le chef prépare une réponse pour Skylar, et Cillia en a profité pour visiter l’endroit tout en grignotant un peu des provisions qu’on lui avait données. Un homme l’a ensuite rappelée à l’intérieur pour qu’elle récupère le message à rapporter à Moroni et elle est repartie aussi vite qu’elle était arrivée. Connaissant maintenant le chemin, le trajet du retour est beaucoup plus facile, malgré la nuit qui tombe, et c’est presque avec regret qu’elle atteint les abords de la capitale. Les rues sont quasiment désertes et les rares lumières qui brillent dans les maisons laissent penser que la majorité de la population doit déjà être dans son lit. Cillia se dit que ce doit également être le cas pour la chef de clan qui ne serait probablement pas ravie qu’on la réveille ou qu’on la dérange pour un message de moindre importance, la jeune femme n’hésite donc pas longtemps avant de rentrer à l’auberge pour se coucher elle aussi.

Le lendemain, elle prend le temps de manger rapidement un morceau et de se rendre présentable avant de se diriger vers la demeure de Skylar dans la matinée. Là-bas, elle explique rapidement à un homme ce qu’elle vient faire là et il la conduit auprès de la chef de clan. Elle la salue d’un petit signe de tête et s’avance vers elle en lui tendant un morceau de papier. « Voici la réponse d’Amren. » Après la lui avoir donnée, Cillia recule d’un pas et croise les bras dans son dos. « Je suis rentrée hier soir mais il était déjà tard, et comme vous m’aviez dit que la réponse n’était pas importante, j’ai préféré ne pas vous déranger et attendre ce matin pour vous la remettre. » Peut-être aurait-elle dû donner le message à quelqu’un d’autre ici qui l’aurait passé ensuite à la chef de clan, mais Skylar ne lui a pas laissé entendre quelque chose de ce genre. Elle espère donc avoir agi comme il le fallait en gardant le papier avec elle pendant la nuit.