Toute l’après midi, le ressac avait bercé le sommeil de Sàga, emportant ses rêves sur les flots gris par-delà toutes les frontières physiques. A son réveil, la chamane aperçut une petite tortue creuser son chemin dans le sable, impatiente de rejoindre la mer et elle ne fut repérée par aucun des oiseaux voraces qui tournoyaient au-dessus de la plage. Le sourire aux lèvres, elle y vit un bon présage. Roulant son épaisse couverture et époussetant ses vêtements sous la caresse du soleil naissant, elle prit le temps d’inspirer l’air frais, cette bise iodée qui purifiait les poumons, les yeux fermés. L’océan semblait chanter pour elle, en séducteur invétéré, tandis que les galets glissaient sur le sable humide au rythme des vagues.
Sàga chantonnait une comptine de marins, suivant le rythme donné par l’océan, en retrouvant le chemin vers sa maison à Galene. Le crépuscule la vit rentrer chez elle, sous les regards curieux des pêcheurs et des artisans qui fermaient leurs échoppes. Une fois dans sa cabane un peu branlante, perchée sur des pilotis près des quais – une maison qui appartenait à son prédécesseur -, elle entreprit de se préparer à manger. L’odeur d’omelette aux herbes flottait encore dans l’air, bien après son repas, lorsqu’on toqua à la porte. Sàga fredonnait encore un petit air désuet en allant ouvrir au chef de clan.
- Sàga souhaite la bonne soirée à Priam ! lança-t-elle avec un grand sourire et sans aucune formule protocolaire, comme on recevrait un ami de longue date.
Les manières de cet homme lui avaient toujours plu. Orion avait été un bon chef, sérieux et bienveillant. Priam serait un grand chef, elle le pressentait. Et surtout, il se conduisait avec une nonchalance décidée, de celle des prédateurs qui protègent jalousement leur famille et qui n’hésitent pas à agir dans le feu de l’action. Même du temps où il n’était encore que le second de feu Orion, il traitait l’apprentie chamane qu’elle était alors en amie, plutôt qu’en prêtresse sacralisée. Jamais il n’avait eu l’audace ni la bêtise de voir en elle une humaine mais elle appréciait le fait qu’il limite ses démonstrations de pouvoir sur sa personne. Sàga restait un être libre, au service des dieux avant celui des hommes. Priam pouvait s’estimer heureux de s’être attaché l’affection et l’intérêt de la Fille du Kraken.
- Qu’il entre ! Qu’il entre ! fit-elle en le poussant un peu vers l’intérieur de sa bicoque, tout en vérifiant qu’il était bien seul et n’avait pas été suivi.
Sàga virevolta dans la pièce. Elle n’aimait pas beaucoup cette maison. Il y avait encore l’empreinte de Ryujin sur chaque meuble, sur chaque mur, dans l’air même qui emplissait l’endroit. Elle avait adoré son mentor mais elle aurait préféré vivre en un lieu où un esprit défunt ne se rappelait pas constamment à son souvenir. Ce n’était pas chez elle, contrairement à sa bicoque à Westland : c’était encore chez Ryujin. Il manquait une impression de désordre organisé, de joyeux chaos, dans ce décor. Ce qui n’empêcherait sans doute pas Priam, s’il n’y prenait garde, de se cogner dans les innombrables bouquets d’herbes et de gris-gris qui pendaient du plafond.
- Est-ce que le chef voudra une tisane ?
Et tandis qu’elle se préparait sa propre infusion, elle poursuivit sans regarder le capitaine :
- L’esprit d’Orion est en paix. Il ne faut pas le regretter plus que de raison mais plutôt lui souhaiter bonne chance, dans son voyage sur les mers de l’au-delà, vers le palais des dieux.
La chamane pivota brusquement sur ses talons pour faire face à Priam, étudiant son visage, sa posture, son aura. Elle le sentait tendu mais pas angoissé, vigilant mais pas belliqueux. Il était tel un fauve au repos. Elle songea aux derniers événements survenus à Galene. Des visages défilèrent derrière ses paupières closes, alors qu’elle fermait les yeux sur ses souvenirs, pour mieux s’imprégner de la vie de la cité. Il était évident que Priam venait lui demander conseils. On ne visitait pas la chamane, même si on s’entendait bien avec elle, pour une visite de courtoisie, si on pouvait l’éviter. Les dieux effrayaient les gens quand ils transmettaient des vérités déplaisantes. On préférait souvent n’écouter que les bons auspices et les promesses de fortune.
Dans l’entourage proche du nouveau chef de clan, deux noms revenaient souvent et pouvaient souligner la préoccupation qui se lisait dans ce regard d’eau sombre. Kain et Jack. Les fidèles de premier plan.
Kain. Cœur de glace. C’était ainsi qu’elle le surnommait en public. Beaucoup pensaient que ce surnom faisait l’éloge de son sang-froid. Sàga le prononçait pourtant à chaque fois avec un sourire sans joie, les yeux plus froids que les côtes de Kelowna. Elle préférait Jack, dont le sourire était plus lumineux que le soleil lui-même. Kain n’attirait pas sa sympathie – comme beaucoup d’êtres humains parfaitement ordinaires. Pire : il excitait sa défiance.
Sàga demeura silencieuse quelques instants, figée, ses yeux dorés luisant dans la pénombre, attendant les questions de Priam. Enfin, elle inspira profondément et dit, d’un air entendu :
- Le chef prendra une tisane.