Sage a tendance a ne pas bien écouter les conseils qu'on lui donne...
Réparer les imprudences
La fin de matinée était plutôt chaude à Galene aujourd’hui. Une bonne chose, car c’était jour de marché en Pankara, et les clients étaient toujours plus enclins à traîner entre les étals lorsque le ciel était clément. La grande place baignait dans une lumière douce et joyeuse. Les odeurs d’épices et de viandes se mêlaient aux odeurs de terre des rares légumes que les itinérants avaient ramenés des autres territoires. Et, au-dessus de tout cela, l’odeur du poisson fraîchement tiré de la mer menait la valse.
- Elian, pose donc cette caisse par-là bas ! Le thon fait fureur ces temps-ci !
Le chef d’orchestre, c’était lui, Sage, le Maître Pêcheur de la capitale. Fièrement campé sur ses jambes, les poings sur les hanches, l’homme aux cheveux pâles indiquait à l’un de ses apprentis la manière de disposer les longs poissons à la chair rouge dont raffolait les grands de Galene. D’ici peu, le marché se terminerait et ils devaient commencer à lever le camp. Mais autant optimiser les quelques minutes qui leur restaient pour grandir leur rendement.
A la base, Sage n’était pas un marchand. Son travail était d’aller en mer et de ramener ses fruits, simplement. Mais dans ces grands jours, il décidait de participer au marché. Personne mieux que lui connaissait les vices et vertus des différents poissons qu’ils ramenaient à Pankara. Le peuple avait besoin de force – et d’intelligence, les poissons rendent intelligents selon la légende – et les conseils qu’ils donnaient aux passants étaient en général respectés. Il en profitait pour donner une tape affectueuse sur les enfants qu’il reconnaissait et leur offrait des anchois, à leur grand bonheur. Sage aimait réjouir l’avenir incarné du clan.
Sauf que maintenant « l’avenir incarné du clan » représenté par son apprenti, Elian, semblait un peu se foutre de sa gueule ! Le gosse était adorable, mais c’était une vraie tête en l’air : cette caisse de thons n’avait toujours pas bougé d’un iota. L’homme regarda le jeune garçon : ah ! le voilà en pleine discussion galante avec une jeune fille de son âge ! Sage prit le parti d’en sourire : bon, il était pareil à son âge et même encore un peu maintenant… Tâchons d’être compréhensif.
L’homme se rapprocha de la caisse. Il se pencha. Le thon était lourd. Prenant le barda entre ses bras secs, il voulut se redresser.
Une douleur brutale lui déchira l’épaule.
Il poussa un juron qui aurait fait pâlir le plus vulgaire des loups de mer. Puis un deuxième. Affolé, son apprenti se précipita vers lui. Sage était un genou à terre, le visage déformé par la douleur. Il repoussa violemment le garçon.
- Maître ! - Silence !
Sage se mordit la lèvre. La souffrance faisait ressortir le pire en lui. Il devait se calmer. Inspirant lentement, il dit :
- Elian, va chercher Maîtresse Calypso. J’aurais besoin de son aide.
Le jeune homme hocha la tête avec empressement et détala à toute vitesse. Les autres apprentis regardaient leur maître avec inquiétude, figé dans une attente angoissée : Sage n’était pas réputé pour être quelqu’un de fragile, même pour son âge. Cette inaction acheva de l’agacer.
- Continuez de ranger. Oli, tu te chargeras d’organiser le rapatriement. Ne m’attendez pas.
Les ordres du vieil homme furent immédiatement suivis.
Sage alla se poser sur une pierre, un peu à l’écart de l’étal. Un énorme soupir quitta le seuil de ses lèvres : la guérisseuse allait lui passer un sacré savon… elle lui avait bien dit de ne pas soulever trop lourd. Mais l’homme n’en faisait qu’à sa tête… à son âge, on ne changeait pas. Il appuya sa tête blanche contre le mur, ferma les yeux et attendit, espérant que la guerre cesserait un jour de lui brûler l’épaule…